Projet Tarot : 5 – Les Guides

Enseigner, c’est travailler à transmettre le choc qui a été éprouvé au contact d’un objet.

– Véronique Côté

Le cinquième arcane du tarot est appelé le Pape ou l’Hiérophante, selon les traditions. Costa et Jodorowsky le qualifient de médiateur, de pont, d’idéal. Iels le décrivent comme « un maître, un initiateur, un guide qui nous indique un but dans la vie » (La voie du Tarot, Albin Michel, 2004, p. 163).

Il est illustré par un homme offrant une bénédiction. Certains interprètes font remarquer que la main droite du Pape dans le tarot de Marseille suggère autant la bénédiction que deux doigts indiquant le cœur.

À l’instar de la Papesse, le Pape est un maitre et un guide spirituel, mais contrairement (ou complémentairement) à elle, dont le pouvoir est lié à la nature, aux forces cachées et à l’intuition, son pouvoir à lui s’exerce dans un contexte institutionnalisé,  académique,  tout en tradition – fut-elle ésotérique. Le Pape n’est pas un prophète, pas un ascète… pas un mystique, ni un moine fou, aucun de ces électrons libres… pas vraiment un chercheur puisque, nuance, c’est celui qui nous pousse à chercher. Il est plutôt le gardien et, surtout, le médiateur de la tradition qui lui a été transmise. Un pont entre l’humain et la connaissance, entre l’humain et Dieu, entre l’humain et lui-même, etc. Ce pourrait être par exemple une enseignante.

Les traditions ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Elles sont parfois rongées par la décadence et la corruption. Mais aussi, ce qui est perçu par un œil peu exercé comme un chaos est souvent une organisation autre, qui passe pour chaotique à nos habitudes. Certains musiciens de formation classique atteignent des sommets de virtuosité si complexe, parfois si abstraite, qu’on croit entendre une cacophonie. De même, l’agressivité d’autres musiciens, moins académiques, est associée à une forme de chaos, alors que les accords joués sont souvent d’une simplicité brutale.

J’avais très hâte de me mettre au travail de réinterprétation de cet arcane. J’avais produit quelques illustrations de l’idée que j’avais en tête : une figure double, comme dans les cartes à jouer : en haut la tête de Leonard Cohen, en bas celle de Sid Vicious, avec son t-shirt à swastika. J’avais aussi dans l’idée d’ajouter la coccinelle de Gotlib, la couronne d’épines du Christ, les pieds dansants d’Emma Goldman, et peut-être la tête de Thich Nhat Hanh coiffée de la mitre d’Henriette Valium. Ce qui s’est révélé jusqu’à maintenant extrêmement difficile à conceptualiser et à dessiner, trop chargé. Ou trop conceptuel justement.

En jasant avec des amis des obstacles que je rencontrais, un nouveau problème a émergé de la discussion : mes illustrations précédentes des arcanes étaient chargées de symboles à peu près universellement identifiables – bien que leur interprétation soit l’affaire personnelle de chaque lecteurice. Avec les figures dont je tente de charger mon Pape, on n’est plus dans l’universellement identifiable mais dans une symbolique qui m’est très personnelle. A fortiori qui n’a plus grand-chose à voir avec l’idée d’institution, même si toutes ces figures contiennent chacune une bonne part d’institution en soi (je ne pense pas avoir besoin d’expliquer en quoi, par exemple, le mouvement punk s’est institutionnalisé et comment le capitalisme semble avoir la capacité de synthétiser à son avantage toute forme de croissance ou d’excroissance révolutionnaire). Ça forme un tout finalement pas mal chaotique.

Un chaos qui me semble en contradiction avec l’esprit de l’arcane. C’est pourtant quelque chose comme une contradiction, la violence du contraste que je voulais exprimer en dessinant la double figure de Sid Cohen, ou de Leonard Vicious. Deux artistes apparemment aux antipodes, qui m’ont concrètement guidé, qui m’ont porté par le passé et que je porte encore à présent, simultanément.

 La colère, la joyeuse rage, le no future (version punk de la pleine conscience et de l’instant présent), la provocation, le DIY, le bagout de faire avec et malgré les moyens du bord, la guerre ouverte au conformisme, l’électrisante révolte du mouvement punk, que j’ai cristallisée dans la figure de mon idole de jeunesse, sont les seuls soutiens que j’avais à une époque particulièrement tofe de ma vie, cette grâce des écorchés, des boiteux, des borgnes, des indésirables, des misfits, des « mésadaptés socioaffectifs », c’était tout ce qui me gardait en un morceau, qui me permettait de ne pas m’écrouler. Aujourd’hui encore c’est à des figures me rappelant Sid, le plus souvent mes morts, que je me recommande, que j’invoque lorsque je me sens sur le bord de m’écrouler parce que ma dysphorie sociale chronique me submerge plus dangereusement, quand je subis une job ou une personne qui a un ascendant destructeur sur moi. La lecture des philosophes me donne bien des arguments abstraits contre l’état des choses. Mais ils ne me seraient que désespérants si l’énergisante charge affective de mes morts et de mes idoles punks ne venaient pas leur insuffler l’énergie du fuck off!

De l’autre côté, la rencontre avec la réconfortante figure douce et triste de Cohen m’est un guide vers la consolation, vers la réparation, qui me réchauffe sans me brûler. C’est avec lui que j’ai appris la réconciliation avec la douleur et la perte. J’ai illustré Cohen. J’aurais aussi pu faire un portrait de Ferré, de Brel, de Brassens, de Pauline Julien, de Patrice Desbiens, de Maggie Nelson ou de Bahar Orang.

Dans le film d’Hugo Latulipe, Je me soulève, la comédienne Gabrielle Côté je crois relate que son lien avec l’art en a longtemps été un de consolation (cet insatiable besoin de consolation de Stig Dagerman), alors que maintenant il en serait plutôt un de crisser le feu dans le désir en dormance, dans l’espoir. Je suis persuadé que même si le lien a muté, que même si les plaques tectoniques du besoin d’art ont bougé chez elle, ces liens ne s’excluent pas mutuellement. L’art occupe à la fois la fonction de consolation et de carburant au désir, bien que l’élan vital de l’artiste ait changé d’orientation.

Plus je m’explique plus j’ai la sensation de perdre le fil. Comme la figure de mon pape est double, pareil en est-il du mouvement interprétatif du tarot, à la fois graphique et discursif. Mais cette fois, au lieu de s’interpénétrer, les deux mouvements semblent distincts, contraires même. Ils me rappellent les instructions de l’autrice de Dessiner avec son cerveau droit, Betty Edwards, qui explique que pour faire un portrait ressemblant il faut dans un premier temps créer mentalement un écran où tout ce qu’on voit est en deux dimensions, comme sur la feuille de papier sur laquelle on fixe le souvenir de l’image ; puis elle conseille de fermer un œil, afin de ne pas se laisser piéger par la binocularité, le fait que nos deux yeux rapportent au cerveau deux visions, deux angles, qui sont impossibles à reproduire simultanément sur la même surface. Et pourtant, j’éprouve le monde par ces deux angles, je suis porté par une multitude étourdissante d’angles, d’influences, et je suis impossible à exprimer sans ce véritable parlement de papes que je porte.

Peut-être que la figure de Tom Waits, ou celle de Nina Simone auraient pu faire la synthèse de la colère et de la consolation, de l’instinct et de la sagesse, etc. Mais ça n’aurait été qu’une synthèse… la suppression – certes réussie – de la multiocularité, peut-être… mais ça n’aurait justement pas été la véritable illustration des guidances multiples, parfois contradictoires (tout comme les poèmes ou les paraboles sont polysémiques sans pour autant être chaotiques). Si mes maîtres à penser s’imposent individuellement et plus ou moins comme un bloc, selon que mon besoin du moment est plus ou moins urgent, ils ne sont jamais sans ambiguïté, ni sans ambivalence, dans l’absolu, qui est toujours imaginaire. Ce n’est pas que je me prétende sans dieu ni maître, bien au contraire. Mes guides sont multiples et si j’étais contraint de n’en choisir qu’un, je me tournerais possiblement vers Joseph Jacotot, le « maître ignorant » célébré par Jacques Rancière.

C’est ainsi que le maître ignorant peut instruire le savant comme l’ignorant : en vérifiant qu’il cherche continûment. Qui cherche trouve toujours. Il ne trouve pas nécessairement ce qu’il cherche, moins encore ce qu’il faut trouver. Mais il trouve quelque chose de nouveau à rapporter à la chose qu’il connaît déjà. L’essentiel est cette vigilance continue, cette attention qui ne se relâche jamais sans que s’installe la déraison – où le savant excelle comme l’ignorant. Maître est celui qui maintient le chercheur dans sa route, celle où il est le seul à chercher et ne cesse de le faire. (Jacques Rancière, Le maître ignorant, Librairie Arthème Fayard, 1987, p. 58)

Multiple, et pour cela unique, déroutante est la route indiquée par le maître ignorant, l’antipape, au disciple de l’émancipation.

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Nota bene : Les citations de Gabrielle et Véronique Côté sont approximatives ; je les transcris telles que je les ai notées durant le visionnement du film Je me soulève de Hugo Latulipe.

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QUESTIONS POSÉES PAR LES GUIDES (tirées et inspirées de Rachel Pollack)

  • Comment je distingue mes bons de mes mauvais guides?
  • Comment je distingue dans quelles circonstances des guides honnêtes peuvent se révéler moins habiles?
  • Est-ce à partir des enseignements que j’ai reçus que je crée le fil de ma vie ou est-ce à partir des évènements que je tire des enseignements?
  • Est-ce que j’éprouve parfois une satisfaction à me laisser guider par un chien aveugle?
  • De quelle façon est-ce que j’apprends le mieux? Par la lecture? Par l’action? Par l’intellect? Par l’émotion? Par l’autorité ou par l’expérience? Par la souffrance ou par le plaisir? Par les voies orthodoxes ou par les chemins de traverse? Est-ce que j’arrive à distinguer le mode d’apprentissage que j’ai eu par la manière que j’ai d’appliquer cet apprentissage?
  • Comment la tradition a-t-elle influencé ma vie?
  • Qu’ai-je appris?
  • Comment ai-je rompu avec la tradition?
  • Qu’ai-je à enseigner aux autres?
  • Comment puis-je remplir ce rôle?

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