
Qu’est-ce que tomber amoureux? C’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux.
-Francesco Alberoni
Je me demande s’il existe dans le tarot une carte aussi désirée que celle qui représente l’amour. Et à la fois aussi redoutée, puisque là où va notre plus grand désir, le péril rôde aussi, Eros et Thanatos étant les deux faces de la même monnaie.
Selon Costa et Jodorowsky, « l’Arcane VI est probablement, avec La Maison Dieu, l’une des cartes les plus ambiguës du Tarot, et une de celles qui ont été les plus mal comprises » (La voie du Tarot, p. 169). Rien d’étonnant, le sentiment amoureux est un puits d’encre sans fond que l’humanité n’arrivera jamais à épuiser. On l’a peint, on l’écrit, on le chantera à l’envi, car il y a au moins autant de descriptions de ce sentiment qu’il y a eu d’humains pour le ressentir… Et encore, pas un humain ne le ressent de la même façon d’une période à l’autre de sa vie. Alors pas étonnant que lorsqu’on y plonge avec une personne aimée, on nage souvent en pleine mer des malentendus. Il s’agit pourtant du sentiment le plus universellement identifiable et célébré. Ses expressions s’articulent dans des structures propres à un nombre incalculable de cultures ; autant, sinon plus encore, de visions du monde. Il est aussi puissant que la colère, aussi complexe que la tristesse, aussi vaste que la liberté.

Les illustrations les plus connues du sixième arcane sont celles du Marseille et du Rider-Waite-Smith. La version Marseille met en scène une triade dominée par un Cupidon où toutes les interprétations sont permises. S’agit-il d’un trio ou d’un dilemme amoureux? Qui est le personnage de gauche? Une amoureuse, une entremetteuse, une mère? L’interprétation la plus répandue de cet arcane lors d’un tirage est celui d’un choix à faire.

La version Rider, moins ambigüe, met en scène un ange surplombant une femme et un homme nu.es évoquant Ève et Adam avant la chute. Dans le Marseille, la carte est appelée L’Amoureux, ici son nom est The Lovers. Là on met le focus sur un personnage, ici on le met sur l’ensemble, sur la relation. Il est notable que dans le Rider, Les Amant.es et Le Diable sont graphiquement des presque jumelles.
Tu m’excuseras, Amoure, d’avoir mis en exergue la citation d’Alberoni, qui est peut-être la plus abondamment exploitée des dernières décennies à propos du sentiment amoureux. J’admets que ça part avec un air un peu convenu, mais je ne pourrais pas mieux te décrire le sentiment que j’éprouve chaque fois que je tombe amoureux. C’est un sentiment aussi totalisant que transitoire, qui s’essouffle en peu de temps si je me laisse glisser – après être tombé amoureux – dans le piège du confort et des habitudes.
Je me suis longtemps inscrit en faux contre la notion de TOMBER amoureux. C’était pour moi un contresens qui traduisait mal le phénomène, puisque le sentiment réel que j’éprouvais était plutôt un high, une MONTÉE, un afflux de vie, une augmentation de tous mes signes vitaux, une plus-value en tout.
Puis je reproduisais un système ancestral (qui a depuis longtemps fait ses pauvres preuves) pour maintenir ce high, pour le domestiquer. Ce n’est évidemment pas comme ça que je nommais la chose, mais c’est ainsi que je l’agissais. Si l’institution du partenariat domestique s’est si bien maintenue après que les mariages arrangés et de raison aient été prétendument supplantés par les unions d’amour (les unions d’intérêt ne sont pas chose du passé, loin de là), c’est qu’institutionnaliser l’amour procure une vague promesse d’immortaliser les sentiments tendres, de les solidifier en les structurant. Joli contresens, pareil.
On tombe surtout en disgrâce d’amour quand on le serre de trop proche, quand on l’agrippe et qu’on le bride avec des promesses impossibles. S’il y a un postulat irréfutable du Bouddhisme, c’est bien l’impermanence des phénomènes. C’est immédiatement observable avec tous les sentiments auxquels on associe l’amour : passion, douceur, violence, tendresse, joie, tristesse, inquiétude, jalousie, ivresse…
Je disais que durant longtemps je m’interdisais de « tomber amoureux ». Je préférais penser que je grimpais en amour, parfois en gazelle, parfois en forçant, que je flyais ou que je flottais en amour. C’est cute. Mais juste en le prononçant on sent que ça ne rend pas justice au phénomène réel. Car, en vrai, quand une personne provoque ce genre de vibration en moi, cette vibration touche des parties très intime de moi-même, profondes (pas au-dessus, pas dans les airs), parfois inédites, que je ne connaissais pas encore, mais que pourtant je reconnais du premier coup, quelque chose qui me bouleverse et qui me déstabilise. Et je me retrouve devant un choix : soit j’accepte la chute, soit je me cabre. Soit je me hausse dans une représentation, avantageuse, dans une image conforme à l’idée que je me fais de moi-même et que je veux projeter, mon image convenue… soit je plonge, au plus profond de moi.
En fait, si je résiste, si je ne plonge pas dans la chute, je mets en échec le processus le plus intéressant du sentiment amoureux. Qui n’est pas le high. Ben, disons que pour beaucoup de gens, c’est le high qui est recherché, et y a pas de blâme. C’est la meilleure dope du monde! Mais dans cette optique-là, on ne se laisse accéder qu’au niveau hollywoodien de l’amour. On va passer un bon moment avec Hunter S. Thompson et Johnny Depp dans Fear and Loathing in Las Vegas. Mais peut-être qu’un jour on ira avec Castaneda, explorer plus en profondeur.
Si on souhaite que l’effet transformateur du sentiment amoureux agisse, il faut dans un même mouvement consentir et renoncer. Consentir aux changements c’est consentir à l’inconfort. C’est renoncer à ses a priori, à beaucoup de certitudes sur soi-même et sur le monde. Consentir à se perdre pour trouver de l’inconnu en soi. C’est aussi renoncer au désir que le désir brûlant dure toujours. C’est consentir à la bulle amoureuse et à sa nature éphémère. Ce consentement est inconfortable autant dans l’aspect traditionnel qu’on connait des relations amoureuses que dans leurs déclinaisons plurielles ou moins monogames. Car l’amour brûlant entraine une négligence momentanée de ses autres relations : amicales, professionnelles, familiales… et aussi parfois amoureuses. La fusion avale tout! Mais pour un certain temps seulement. Ce qui est rassurant et désespérant.
Une bulle c’est par définition éphémère. La cristalliser dans une relation avec garantie, c’est la figer, la durcir, l’emprisonner. Le sentiment amoureux est une chute disions-nous, c’est même un élan. Par définition, on ne peut pas figer un élan. Pas plus qu’un sentiment. Rappelons-nous Carmen : « L’amour est enfant de Bohème, il n’a jamais, jamais connu de loi ». L’amour est révolutionnaire. Ou bien despote?
Amoureuse, Amoure, ma blonde, complice, partner in crime, camarade de cœur, alliée dans l’émeute des corps, des cœurs et de l’esprit, amante, ma maitresse, sœur d’âme, compagne, meilleure amie… Ce sont les noms que je te donne publiquement. Des noms qui ont du chien, du mordant, qui ont de la gueule. Dans l’intimité je te donne des noms moins formels ; parfois ce sont juste des sons, un peu weirds ou quétaines, parfois des grognements, et je te laisse me nommer selon ta fantaisie, par des noms qui n’ont de sens que pour toi et moi, me donner du monsieur Carcaglier, et autres, ma poulette dinosaure, ma poulosaure d’œufs, ô Poulosaure Première…

Notre amour est un espace où il est préférable de laisser tomber absolument toute notre armure. Pour faire l’amour, première des choses, on se dénude, la plupart du temps. C’est peau à peau qu’on veut se connaitre, au plus intime. Il n’y a qu’en état de vulnérabilité qu’on peut se laisser toucher par l’autre, en être bouleversé. Ces mots tendres, ces mots mièvres – faut dire les choses comme elles sont – ne sont pas innocents pour autant. Ces mots sont désarmants. Ils sont nécessaires. Ils démontrent que dans cet espace, la garde et le Q.I. peuvent s’abaisser, l’ego s’efface un peu. L’intelligence devient différente. On passe de l’intelligence supérieure à l’intelligence profonde, à l’intelligence de l’instinct, irrationnelle, intuitive et contre-intuitive. Ces mots sont des codes, des mots de passe qui, non seulement assurent la sécurité des personnes, mais, surtout, qui performent le safe space. Ceuzes qui ne veulent ou qui ne peuvent pas s’en servir déguerpissent naturellement. Car se montrer aussi vulnérable peut être extrêmement inconfortable ou intimidant. Ce sont les codes qui assurent que dans cet espace amoureux tu peux être tout ce que tu n’oses pas être habituellement. Tu peux tout dire, tu peux tout être. Tu peux t’apprivoiser en relation avec un autre humain. Je vais accueillir ça. Tu peux tout remettre en question devant moi, tu n’es pas tenue de jouer un rôle. Tu ne seras pas jugée. Tu es libre.
Plonger ainsi dans nos zones vulnérables, c’est aller à la rencontre de nos blessures intimes. Je m’engage à d’être doux, à aller toujours à ton rythme. À ne jamais rien forcer, à te laisser me guider. Je m’engage à faire en sorte que tu ne te sentes jamais en danger par mes actions. À mettre au service de notre guérison mutuelle toutes mes pensées, toutes mes paroles, tous mes gestes. Pour nous rendre chaque jour un peu plus libres. Puisse cette douceur entêtée, balbutiée, répétée, puis chantée, être notre force.
Je te désire toujours libre parce que c’est ainsi que tu m’as séduit, que tu m’as shaké. Je nous veux libres autant que j’assume notre dépendance. Cette chose étrange à assumer, ce paradoxe du sentiment de liberté et d’interdépendance. Tu m’as dit dans les jours qui ont suivi notre rencontre que ce que tu craignais par-dessus tout dans une relation amoureuse c’est la dépendance. Je ne crois pas à l’indépendance. Dès la première rencontre, je me sentais plus libre en ta présence. En ta présence. J’aime la texture exacte que produisent nos énergies en s’interpénétrant. L’énergie de certaines personnes me repousse avec autant de force que la tienne m’attire. Le contact avec certaines personnes m’étouffe. Le contact avec toi me donne à respirer. Être privé de tout contact me ferait spirituellement mourir. En cela je suis dépendant de toi. C’est avec toi seulement que je vibre de cette façon exacte. La farine n’a pas besoin de l’eau, ni l’eau de la farine, pour être ce qu’elles sont. Mais le pain a besoin de leur union. J’aime le pain que nous sommes. Ta présence me transforme et cette mutation ne peut s’opérer que par ta présence. Et si la vie nous sépare, comme on déchire un pain, je porterai en moi ce changement et tu me porteras en toi de la même façon. Que vaudrait une rencontre qui nous garderait intactes?
regardez-les comme ils sont beaux
ils se serrent fort, ils se serrent trop
jour et nuit l’un sur l’autre ils veillent
ce sont les fiancés du soleil
Jean Leloup illustre bien ce fait : les personnes amoureuses sont toujours TROP, souvent insupportables. Une personne à la fois amoureuse et raisonnable, ça fait pas très sérieux. Une société dont le mot d’ordre est la productivité s’écroulerait en une semaine tout au plus si tous ses membres tombaient follement amoureux (ou en peine d’amour) en même temps. C’est quand même étrange que le produit vedette d’une telle société soit justement les films et les chansons d’amour. Soulignons encore l’admirable capacité d’absorption et de synthèse du capitalisme, qui réussit à faire travailler pour lui ses éléments les plus subversifs. Je pose la question comme ça, j’ai pas de réponse : quel enseignement pourrions-nous en tirer?

Pas de réponse, mais une autre question : comment inscrire le sentiment révolutionnaire de l’amour dans la durée? Comment l’amener à quelque chose d’autre qu’un produit dopant? Comment puis-je travailler à me changer durablement à travers l’amour? Je veux dire, plutôt que de tenter d’immobiliser le sentiment amoureux, de le civiliser, en pure perte? Comment éviter de redevenir exactement le même con que j’étais avant que le meilleur de moi soit dopé par l’amour? Plus con encore dans la phase dysphorique de la descente, quand il y a rupture? Dans Réinventer l’amour, Mona Chollet paraphrase Carol Gilligan, qui nous enjoint à « lutter activement contre les effets du patriarcat au plus profond de nous, au lieu de nous en remettre à la rencontre amoureuse pour nous en délivrer de façon temporaire et illusoire. Elle nous invite à faire de l’amour une révolution permanente. Les sacrifices que nous imposent l’ordre patriarcal ne sont pas inéluctables. […] Cet ordre est subverti chaque fois qu’un homme ose ‘’dévoiler ses sentiments’’ et chaque fois qu’une femme ose ‘’voir et dire ce qu’elle connaît de son for intérieur’’ » (p. 201, c’est Chollet qui souligne).
Pour ma part, ma socialisation et mes accidents de parcours ont fait que jusqu’à très récemment j’ai toujours gardé une distance ironique avec l’amour. J’ai déménagé souvent, changé de région parfois, pour me rapprocher de mes blondes. Même si je mobilisais tout mon corps dans l’aventure, c’était plus fort que moi, j’avais toujours un pied dans la relation et un pied dehors. Même si je souhaitais sincèrement m’engager, je n’y arrivais pas. La dernière peine d’amour que j’ai eue a définitivement percé mon armure, à un point vital. Elle m’a mis à genoux. J’ai dû reconnaître que depuis tout petit j’avais toujours été une fleur bleue vibrante, un romantique fini qui passait son temps à danser le pogo sur son jardin de fleurs, à faire du jardin qui était au centre de sa vie un moshpit. Juste pour se faire croire que ça fait pas mal. Et j’ai écrapoutillé au passage les fleurs de pas mal de filles que j’ai aimées.
Maintenant j’ai à reconstruire, à me réinventer. Après avoir renoncé à l’ironie, j’ai un mode de vie à bâtir, où je ne choisirai plus de protéger mes vieilles blessures avec des impératifs sociaux (souvent ceux-là même qui ont créé les blessures), complètement étrangers à mes aspirations. Mieux vaut plutôt renouer avec mes élans naturels, et surnaturels, et poétiques, mes élans amoureux et créatifs. Ça semble naïf dit de même, peut-être irrationnel et mystique… pourtant ça vient toucher quelque chose d’essentiel et de sacré en moi. C’est le seul choix cohérent que je puisse faire (la cohérence n’est pas un gage de rationalité), sachant ce qui est au centre vibrant de ma vie.
L’amour implique toujours un choix. Même quand l’amour nous tombe dessus, qu’il arrive sans rendez-vous, à l’improviste, justement sans nous laisser le choix. La flèche de l’amour, écrit Rachel Pollack, « nous retire le choix, ou du moins le choix rationnel, celui où nous soupesons les deux options et décidons de faire ce qui est le plus logique » (La bible du Tarot, p. 89). Les réactions que ce phénomène crée en nous sont imprévisibles, tant il nous atteint dans nos zones affectives les plus viscérales. Cette irruption est un test qui, périodiquement, peut nous aider à évaluer où nous en sommes avec notre liberté : sommes-nous prêt.es à plonger entièrement dans la révolution, dans la poésie et dans la mystique de l’amour, ou nous en tiendrons-nous aux conventions? Et, sinon entièrement, jusqu’où, cette fois?

QUESTIONS POSÉES PAR L’AMOUR (inspirées par Rachel Pollack) :
- Quel pari suis-je amené à prendre?
- Qu’est-ce que je suis prêt à y engager?
- Est-ce l’ego qui me tire vers le haut ou la curiosité qui me chuchote de plonger?
- Quelle relation j’entretiens avec mes sentiments? Sont-ils révolutionnaires ou despotes?
- Ma sexualité est-elle un agent de pouvoir ou de vulnérabilité pour entrer en relation avec l’autre?
- Quelle est ma relation avec le consentement et le renoncement?
- Quels sont mes désirs? Sont-ils crispés ou fluide? Agrippent-ils ou libèrent-ils?
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BIBLIOGRAPHIE
- Francesco Alberoni, Le choc amoureux, Pocket, 1993
- Marianne Costa et Alejandro Jodorowsky, La voie du Tarot, Éditions Albin Michel 2004
- Georges Bizet, Carmen, 1875
- Jean Leloup, La vallée des réputations, Audiogram,2002
- Mona Chollet, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Zones, 2021
- Rachel Pollack, La bible du tarot, Éditions AdA, 2010
- Catherine Dorion, Les luttes fécondes, Atelier 10, 2017