Projet Tarot : 4 – Leadership

ce que les hommes

ont fait de ce monde

est vraiment trop étroit

pour qu’on leur obéisse

-José acquelin

Mais dans le confort, rien de sublime ni de grand n’éclate impoliment et ne change le monde. Nos vies sont si modérées, si prudentes que n’importe quel désir, n’importe quel rêve nous semble déraisonnable.

-Steve Gagnon

L’arcane numéro quatre représente traditionnellement l’aspect masculin et rationnel du pouvoir. Suivant la puissance créatrice de l’Impératrice, arrive le pouvoir d’ordonner le Monde que représente l’Empereur. L’Impératrice passionnée et l’Empereur raisonnable. Dans l’optique européenne dont est issu le tarot, il s’agirait de dompter la nature, de policer nos pulsions, pour l’aspect dévastateur qu’on leur prête. L’Empereur viendrait ordonner, tempérer et « canaliser » l’effrayante éruption de vie de l’Impératrice. Il est entendu ici qu’il est « dans l’ordre des choses » de mettre de l’ordre dans les choses, c’est-à-dire, se rendre maitres de la nature… et (plus ou moins symboliquement) de la femme.

Suit évidemment une question d’une grande actualité : à quoi pourrait ressembler l’aspect masculin du pouvoir… sans le patriarcat? Le pouvoir sans l’oppression?

Dans ce tarot mutant, j’aime à penser que le pouvoir, c’est le pouvoir, sans l’empereur. Mais, répondront les interprètes de la ligne pure du tarot, l’Empereur ici n’est pas un tyran, au contraire, voyez plutôt : il n’a aucune arme et il tire sa légitimité de sa seule autorité morale. Rien n’est plus faux. Il n’y a pas d’empereur sans armée à son service, avec des armes bien réelle. Il n’y a pas d’empereur sans soumission, sans violence,sans écrasement de l’autre, sans usurpation de pouvoir, sans volonté de domination sur ses semblables.

On pense évidemment aux anarchistes. Le désordre c’est l’ordre, moins le pouvoir, invectivait Ferré en paraphrasant Proudhon. Pas exactement un grand modèle antipatriarcal, le Ferré, mais il avait d’autres qualités, dont la verve bouillante de la poésie et de la révolte. Et la tendresse.

Puis monte doucement en moi le merveilleux, le bienveillant sourire de Kropotkine, le prince russe converti à l’anarchisme. Et il m’a semblé évident que pour faire de l’Empereur l’amant de la Terre – et non son maître et tyran –, un géographe ayant rédigé un ouvrage sur l’entraide, prenant le contrepied du darwinisme social, était le plus doux et le plus approprié allié possible. Celui selon qui « aucune évolution progressive de l’espèce ne saurait être fondée sur (d)es périodes d’âpre compétition » (Pierre Kropotkine, L’Entraide : un facteur de l’évolution, Les Éditions Écosociété, 2001 pour la présente édition, pages 27).

La pensée anarchiste est une saine réaction à l’injustice et à la domination d’un frère sur sa sœur ou son frère. Elle se veut une réponse à l’oppression, un contre-pouvoir. Kropotkine soulignait lui-même queL’entraide a été écrit dans le but de contrer le discours de l’époque (toujours dominant aujourd’hui), qui dénaturait, en le tronquant, le propos de Darwin (ibid., p. 34). Nous sommes ici dans une réaction au pouvoir plus que dans une authentique recherche d’un pouvoir qui serait pleinement positif et émancipateur. Notre relation à celui-ci est-elle condamnée à n’être toujours qu’un combat en vue d’un pis-aller?

Comment illustrer cet arcane? Un Empereur solidaire? Un Empereur pauvre? José Mujica, le président le plus pauvre du monde? Il me revient dans le cœur une lecture sur l’idée du pouvoir que se font les autochtones et la notion traditionnelle de leadership. L’intellectuel wendat Georges E. Sioui confirme les observations de l’anthropologue Francis Huxley lorsqu’il affirme que, contrairement aux signes ostentatoires de richesse qui caractérisent les hommes de pouvoir européens, ce qui distingue un leader autochtone serait plutôt des signes d’humilité et d’allégeance aux besoins de son peuple :

C’est le rôle du chef d’être généreux et de donner tout ce qu’on lui demande : dans certaines tribus indiennes (sic), on peut toujours reconnaître le chef à ce qu’il possède moins que les autres et porte les ornements les plus minables. Le reste est parti en cadeaux. (…) Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles ; pour être chef il faut être généreux. (Francis Huxley, cité par Pierre Clastres, cité par Georges E. Sioui, Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, P.U.L., p. 18, 1999.)

Lors d’une entrevue accordée à Francis Dupuis-Déri, Sioui confie que lors des premières rencontres entre les Européens et les premiers habitants du territoire américain,

 ce qui troublait profondément les Amérindiens, c’était de découvrir que, pour des raisons que personne ne semblait en mesure d’expliquer, les nouveaux arrivants appartenaient à une société où des individus qui ne démontraient aucune sensibilité quant au sort de leurs compatriotes occupaient des positions d’où ils dominaient le reste de leurs semblables. (Georges E. Sioui, Histoires de Kanatha, PUO/UOP, 2008, p. 183).

On sait que le nombre 4, celui de l’arcane qui nous intéresse ici, est central dans les traditions autochtones. Pour Sioui, « selon la philosophie amérindienne, le chiffre 4 est celui de l’équilibre : il y a quatre temps de la vie, quatre moments du jour, quatre couleurs sacrées et quatre grandes familles de peuples avec chacune leur position autour du Cercle.[1]» (Ibid., p. 185)Il fait aussi mention de l’équilibre des quatre aspects de la conscience humaine : intellectuelle, physique, spirituelle et émotionnelle (page 187).

L’intellectuelle nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson relate que, dans la tradition nishnaabeg,

le premier homme fut le dernier à être créé. Gzhwe Mnidoo (qu’on pourrait approximativement traduire par le « Grand Mystère ») voulait qu’il soit le reflet de ses pensées, et alors de la première femme, il ou elle prit 4 parties du corps – le sol, l’air, la terre et le feu – et modela un être, un réceptacle. Gzhwe Mnidoo souffla sa première respiration dans l’être et lui donna ses propres pensées, et ses pensées étaient si vastes qu’elles se répandirent depuis sa tête dans tout son corps. Gzhwe Mnidoo fit en le touchant battre le cœur du premier homme en harmonie avec le rythme de l’univers  et avec Gzhwe Mnidoo. (Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue. La nouvelle émergence Nishnaabeg, Varia, 2018 pour la traduction française, p. 50.)

On note ici l’importance capitale de l’équilibre, qui n’est pas du tout incompatible, au contraire, avec la notion européenne du nombre 4.Il n’est cependant pas question que la force rationnelle masculine rétablisse soi-disant l’équilibre en soumettant l’impulsivité (ne dirait-on pas mieux l’instinct) de la force féminine. Ce sont des forces complémentaires. Comme dans l’ordre du tarot, c’est la femme qui a été créée la première. Elle porte l’homme en elle, comme lui se fait matrice. Il est permis de croire que le tarot raconte l’évolution des traditions spirituelles de l’humanité, plutôt que de rapporter le mythe biblique : dans l’ordre, ce sont effectivement les traditions matriarcales qui ont dominé, puis qui ont muté vers des traditions plus monothéistes et patriarcales à mesure que certains peuples se sont sédentarisés… pour le meilleur et pour le pire.

Revenons au pouvoir. Selon l’intellectuel mohawk Taiaiake Alfred,

le point de vue autochtone traditionnel sur le pouvoir et la justice n’a rien à voir avec une compétition ou un statut par rapport aux autres ; il est plutôt centré sur la questionà savoir si le pouvoir est utilisé d’une façon qui contribue à la création et au maintien de l’équilibre d’une coexistence pacifique dans un réseau de relations. (Taiaiake Alfred, Paix, pouvoir et droiture. Un manifeste autochtone, Les éditions Hannenorak, 2014, pour la traduction française, p.117.)

Sioui ajoute :

Les systèmes philosophiques rationalistes occidentaux semblent ‘compétitionner’ pour obtenir des résultats généralement négatifs en politique, mais aussi dans les relations humaines en général : domination de l’environnement avec tout ce que cela entraîne de crises présentes et à venir, domination de la femme et des enfants, rejet des aînés et négation de la sagesse  pratique acquise par toutes les sociétés. Si c’est là le résultat d’une telle compétition, ce n’est certes pas une compétition très positive.(Op. cit., p. 179)

Je sais, l’idée de départ était d’aborder les aspects positifs du pouvoir. Je reviens à ce que disait plus haut Alfred, quant à l’idée de coexistence pacifique dans un réseau de relations. Pour Michel Foucault aussi, le pouvoir n’est pas simplement une affaire d’élite et de domination, mais bien plutôt une affaire d’artisan et de tissage de liens : « Le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, qui s’arrache ou se partage, le pouvoir c’est d’abord et surtout une relation. » (Cité par Jean-Philippe Pleau à l’émission Réfléchir à voix haute du dimanche 20 mars 2022, https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/reflechir-voix-haute/episodes/615039/rattrapage-du-dimanche-20-mars-2022) Le pouvoir serait donc avant tout l’art de fédérer collectivement des actions et, surtout, des qualités d’être, en vue d’une bonification des conditions de vies, voire plus amplement, selon l’expression d’Adèle Van Reeth commentant l’œuvre de Miyasaki au micro des Chemins de la philosophie,  une vie augmentée! Betasamosake Simpson parle quant à elle d’induire « une manière de faire les choses qui suscite plus de vie » (Op. cit., p. 175, c’est moi qui souligne)

Betasamosake Simpson relate d’ailleurs le mythe fondateur de la naissance de l’île de la Tortue (l’Amérique du nord) répandu dans la plupart des sociétés autochtones d’Amérique du nord. Celui-ci raconte un déluge survenu suite une rupture de l’équilibre, où les liens s’étaient déréglés entre les gens, dont les vies étaient « imprégnées de violence et de conflits ». Le déluge n’est pas ici un acte punitif, comme dans la tradition chrétienne, plutôt une purification. Le modèle générique du récit (où parfois une femme tombée du ciel est recueillie par les animaux et posée en sécurité sur le dos d’une tortue) veut quetous les animaux terrestres aient plongé à tour de rôle au fond des eaux pour recueillir un peu de boue, afin de l’étendre sur le dos de la tortue, qui deviendrait la nouvelle terre d’accueil pour tous les animaux terrestres. Tous les animaux échouent, excepté le rat musqué, qui remonte à la surface, mort, mais tenant encore dans ses pattes un peu de limon, cette précieuse terre qui sera dispersée sur le dos de la tortue, qui deviendra une terre habitable pour tous les animaux.

Betasamosake Simpson enchaîne :

Bien que j’aie entendu cette histoire de nombreuses fois, je n’ai pu la relier à la résurgence qu’avec l’aide d’Edna Manitowabi. Lorsqu’elle la conte, elle nous demande de penser à nous-mêmes comme à Zhaashkoonh, le rat musqué. Cela met l’accent sur l’idée que chacun de nous doit plonger au fond de la vaste étendue d’eau pour aller chercher sa propre poignée de terre. Que chacun de nous ait à se battre et à se sacrifier pour qu’arrive la re-création ne rend pas le processus facile. Chacun de nous doit ramener cette terre à la surface, à notre communauté, avec l’intention de la transformer. (…) Il est de notre responsabilité de nous assurer que notre action est collectivisée. (Op. cit., p. 83)

Le leadership du rat musqué lui a été un sacrifice dont il n’a certes rien retiré pour lui-même, hormis l’espoird’assurer la suite pour la communauté des vivants. Afin que la vie augmente.

Faire en sorteque la vie collective et individuelle augmente et s’enrichisse, il s’agit selon moi d’un souhait légitime et le plus rationnel qui soit, qui donne toute sa saveur et sa valeur à la vie, non un manque de pragmatisme ou encore d’extravagances, de fantaisies irrationnelles ou de « pelletage de nuages ». Sioui argue d’ailleurs que « pour atteindre la raison, il faut d’abord traiter les émotions avec honneur et respect. Lorsqu’on veut gagner la confiance ou le concours de quelqu’un, ou s’il s’agit de réconforter autrui pour le faire participer à un objectif commun, ‘il est nécessaire de s’adresser en premier lieu aux émotions, de stimuler les esprits en vue de penser clairement.’ » (Georges E. Soui, Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, p. 9 ; Sioui cite John Mohawk, historien, conférencier et professeur à l’Université de Buffalo NY.)

Enfin, le leadership est avant tout la capacité d’inspirer et fédérer des changements et des attitudes autour de soi. Par une surprenante mais perspicace observation, Sioui s’amuse que « c’est à travers l’interprétation que Lahontan en fait d’eux, que les ‘philosophes nus’ influenceront Rousseau, Voltaire, Chateaubriand, Diderot et Leibniz » (Histoires de Kanatha, p. 180).

Colonisation de la pensée européenne par les premiers peuples de l’Île de la Tortue? Ce serait pousser le bouchon un peu loin puisque la colonisation ne se fait pas sans violence, et que c’est justement par sa douceur que la pensée autochtone a autant inspiré la pensée européenne. Cependant, et malgré les ravages de la colonisation sur le psychisme et le mode de vie des peuples autochtones, Sioui remarque encore que, « en dépit du mode d’appropriation par les Européens, les valeurs culturelles de l’Amérindien ont d’avantage influencé la formation du caractère de l’Euro-Américain que les valeurs de ce dernier n’ont modifié le code culturel de l’Amérindien, puisque ce dernier n’a pas quitté son milieu naturel » (Pour une histoire amérindienne…, p. 30).

C’est là selon moi que le leadership prend tout son sens, le plus noble, le plus impératif : chercher avant tout la ligne de cœur et mettre en branle les ressources intellectuelles et les savoir-faire de la communauté, y engager ses talents, généreusement et de tout son cœur pour une vie augmentée pour toustes.

Dans un tirage, cet arcane à l’envers peut signifier que par manque de relations équilibrées avec votre vie intérieure et vos semblables, vous ayez décidé de vous comporter en tyran dans vos relations. Il se pourrait aussi que soit interrogée une carence des forces vitales, une coupure avec les émotions et les aspirations, causée par une trop  faible et longue exposition, peut-être par manque de confiance, aux désirs, aux rêves ; plus simplement,des liens et des relations insatisfaisantes. Une crispation intérieure que les autres traduiront par un manque de générosité, ce qui entraine un manque de confiance réciproque.

* * * * *

QUESTIONS POSÉES PAR LEADERSHIP

  • Comment sont mes relations avec mes semblables?
  • Quelles sont mes forces?
  • Qui, que sont mes allié.es?
  • Quels désirs, sentiments, émotions,passions, gouvernent?
  • Dans quels aspects de ma vie puis-je être plus généreux?
  • Quelles forces demandent à être rééquilibrées?
  • Qu’ordonne le cœur?

[1] Voici la suite de la citation : « La position du nord correspond à la famille des peuples européens à laquelle est associée la couleur blanche et l’élément de l’air, qui représente le mouvement. Les Européens sont les maîtres du mouvement, pour le meilleur et pour le pire. (…) Les Européens iront sûrement sur d’autres planètes, car c’est le mouvement qui donne sens à leurs rêves et à leur histoire. » Il est ironique de constater que c’est chez les « peuples du mouvement » qu’on observe la plus large propension à adopter des modes de vie lourdement sédentarisés. Le désir d’accumulation des biens y est pour beaucoup. Pourrait-on voir là une rupture de l’équilibre naturel de ces peuples, de ce qui dirige leurs plus profondes aspirations, la cause d’une désorientation fondamentale et d’une gouvernance sur le mode de la domination, dysfonctionnel car générant des citoyen.nes désabusé.es et cyniques?

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