Projet Tarot : 1 – Trickster

« L’altruisme est incompatible avec la liberté, le capitalisme et les droits individuels. On ne peut concilier la poursuite du bonheur et le statut moral d’un animal sacrificiel. » – Ayn Rand

En 1709, Pierre Madenié, maitre confectionneur de cartes auprès du Duc de Bourgogne, crée le jeu qui sera connu plus tard sous le nom de Tarot de Marseille. L’usage divinatoire des cartes lui était bien antérieur et la version de Madenié a été créée dans le seul but de jouer pour occuper les longues soirées d’hiver. Appelé ailleurs Magicien ou Grand Mage, l’arcane du Bateleur devient, sous les presses de Madenié, au mieux un amuseur public, au pire, un charlatan. Ce passage de la magie à la friponnerie, cette désacralisation et ce désenchantement du monde est en adéquation avec le matérialisme qui préfigure une ère industrielle dont la marche est entamée déjà depuis Gutenberg, inventeur de l’imprimerie et premier distributeur d’objets sacrés en série : des bibles.

Dans la tradition chrétienne, Dieu a créé l’humain à son image ; dans la tradition capitaliste, l’humain prétend non seulement à l’image de Dieu, mais surtout à son statut.

L’Homme-Dieu capitaliste a cette particularité de vampiriser la magie du monde ; pour se substituer à Dieu, il désenchante le monde, qui n’est plus qu’une marchandise destinée à son plaisir, à son plaisir personnel, strictement, peu importe que l’enfer soit le prix que tous doivent payer pour le paradis climatisé d’un seul. Une mise au point s’impose pour la suite du monde, du moins pour que la suite soit habitable pour l’espèce humaine. Dans cet exercice de réenchantement il semble indiqué de rendre à l’arcane sa magie, sans pour autant lui escamoter son caractère rusé, voire fourbe.

De fait, le Dieu magicien en question, décevant à bien des égards, a des similarités troublantes avec un dieu préfiguré par d’autres cultures.

Les cosmogonies autochtones d’Amérique partagent un mythe qui prend différentes formes, selon les nations : Corbeau, Carcajou, Araignée, Grand Lapin, Coyote et plusieurs autres. Connu généralement sous le nom de Trickster, c’est un personnage protéiforme entre l’humain, l’animal et le dieu ; il est bouffon, voleur, tricheur, glouton, destructeur, créateur, lubrique, admirable autant pour son ingéniosité que pour son ingénuité : comme le coyote de Looney Tunes ou Renart du vieux Roman européen, Trickster cultive l’art de se prendre souvent à ses propres pièges.

Loin de n’être qu’une fripouille, il est aussi un grand pédagogue, car on raconte ses (més)aventures aux enfants, comme on fait dans les cultures européennes avec les trois Petits Cochons, le Chaperon Rouge, le Chat Botté, etc. Comme Renart, il éduque aussi les adultes grâce à la satire. À la différence des contes européens cependant, il n’est pas considéré comme un personnage de fiction, mais comme un artisan à part entière de la Création.

Car avant que Trickster ne se mêle de mettre le monde sens dessus dessous, celui-ci était d’une harmonie telle qu’il ne faisait nulle part jamais trop chaud ni trop froid, ni trop sec ni trop humide. Les rivières coulaient dans les deux sens à la fois, ce qui permettait aux humains de pagayer, presque sans effort, dans un sens ou dans l’autre, pour se rendre là où il leur plaisait. Le monde était plus facile à vivre. Mais les humains étaient d’autant plus paresseux… et moins ingénieux!

En voici une qui illustre bien son caractère :

COYOTE ET WASICHU

Il était une fois un homme blanc, féroce commerçant, qui n’avait jamais laissé personne profiter de lui. C’est en tout cas ce qu’on racontait, jusqu’à ce qu’on lui dise un jour : « Je connais quelqu’un qui saurait te rouler dans la farine. »

-Impossible, répond le wasichu. J’ai tenu un comptoir pendant des années et j’ai fourré tous les Indiens[*] des alentours.

-T’as bien beau mais Coyote peut te faire marcher quand il veut.

-On va ben voir. Il est où ton Coyote?

-Par là-bas, tu vois, le gars qui a l’air pas fiable?

-C’est bon, checke-moi ben aller.

Le wasichu va trouver Coyote.

-Salut mon gars! On m’a dit que tu serais le genre de gars pour m’enfirwaper toi…

-Je m’excuse, dit Coyote, j’aimerais ben t’aider mais je peux rien faire pour toi sans mon baume crosseur.

-Mah! Un baume crosseur hein? Ben va le chercher.

-C’est parce que j’habite vraiment loin pis là je suis à pied. Tu me prêtes tu ton cheval?

-Correct, je peux te le prêter. Va t’en le chercher ton baume crosseur!

-Ouais, ben en fait mon chum, je suis vraiment pas bon avec les chevaux. Le tien a peur de moi, pis moi aussi il me fait peur. Passe-moi ton linge, pis ton cheval va me prendre pour toi.

-Awright, prends mon linge. Asteure tu peux le monter. Aweille va chercher ton baume là, je t’attends. Tu vas voir si je vais t’avoir!

Alors, Coyote est parti avec le cheval et les beaux vêtements du wasichu, en le laissant là, tout nu comme un beau jambon.

(Librement traduit du conte Brulé Sioux « Coyote and Wasichu » rapporté par Richard Erdoes et Alfonso Ortiz, American Indian Myths and Legends, Pantheon Books, 1984.)

Si la plupart du temps le Trickster n’utilise sa magie que pour son profit personnel, il utilise néanmoins parfois sa ruse par compassion pour tous les êtres. Dans la tradition du peuple Kwanlin au Yukon, il apparaît sous les traits d’un corbeau ayant volé le soleil à l’Aigle Gris qui le gardait pour lui seul, ne laissant au reste du monde que les étoiles pour tout éclairage. C’est après avoir volé le soleil et l’avoir placé très haut dans le ciel, pour le bénéfice du plus grand nombre, qu’il brûla ses plumes, auparavant toutes blanches. Ainsi, le plumage noir de Corbeau témoigne de son amitié pour l’humanité.

J’imagine un Trickster qui aurait fait croire aux humains que la magie n’existe pas. Et si Trickster avait fait une farce aux humains il y a très, très longtemps? Ne serait-ce pas ce glouton qui aurait fait dire aux livres sacrés que le rôle des humains est de dominer la terre? Et plus tard qui aurait fait dire à la science que tout ce que racontent les livres sacrés est faux, sauf en ce qui concerne le divorce de l’humain avec la nature? C’est bien là le tour ultime du magicien : faire croire que la magie n’existe pas!

Car une fois le Monde et la Vie « libérés » du sacré, qu’en reste-t-il? Des ressources, de la marchandise. Pierre Teilhard de Chardin prophétisait en 1961 : « Continuez à tenir l’Homme pour un surcroît accidentel ou un jouet au sein des choses : et vous l’acheminez à un dégoût ou à une révolte qui, s’ils se généralisaient, marqueraient l’échec définitif de la Vie sur terre. » (Hymne de l’univers, Éditions du Seuil, 1961) Une fois la magie totalement évacuée de la planète, force est de constater que cette dernière est très proche de devenir un véritable enfer et que même l’invisible, l’air que nous respirons, devient un poison. C’est peut-être la plus grande leçon du Trickster que de rappeler aux humains à quel degré intime ils sont dépendants de la nature, comme du sacré ; qu’ils sont – humains, nature et sacré – une seule et même chose.

Il a semblé un temps que le monde serait plus confortable vidé de son mystère, puisqu’on pourrait dès lors le pressurer sans limite, pleins d’une confiance aveugle dans la science – la nouvelle magie – et en ce que les générations futures trouveraient les solutions pour réparer les dégâts. Merci pour tout les enfants. Et cessez de chialer, Papa knows best.

N’est-il pas ironique que ce soit à ce qu’on appelle souvent une « pensée magique » qu’on doive l’état du monde actuel? Jusque dans sa négation, c’est à la magie qu’on est forcés de faire appel pour ne pas perdre espoir en de possibles lendemains. Le monde du futur : fiction par excellence.

Mais revenons au tarot. Trickster, qui a émergé du chaos de Fol, en est le principe masculin, celui qui possède la maitrise technique et visible de la magie (la Grande Prêtresse qui suivra est la force féminine et intuitive de Fol). Qu’il se présente sous les traits d’un Grand Mage ou d’un arnaqueur, notre drôle d’oiseau est bel et bien un mystificateur. Que son but soit de plumer le gogo ou de faire de l’esbroufe, son effet – il le sait bien – n’en est pas moins d’éveiller la suspicion, la vigilance et l’attention, voire les consciences.

Tel est l’effet paradoxal de l’illusionnisme : prenant le contrepied du spiritisme du 19e siècle tout en utilisant les mêmes techniques, cet art matérialiste par excellence suggère que le Monde n’est pas tel qu’on le voit, tel que nos sens l’expérimentent au premier abord… et qu’il y a au final, peut-être, plus de magie dans le Monde que nos perceptions nous laissent sentir. Nous rappelant l’illusion de nos sens, il nous ramène aussi à l’impermanence des phénomènes sensibles, qui est au cœur de la pensée bouddhiste.

Le Trickster que j’ai illustré ici éventre un sac à ordures et procède à un tri consciencieux des matières dangereuses et des trésors qu’il recèle.  Trésors vitaux que nous avons abandonnés – trésors de créativité, de fougue, d’humour, de talents et de volonté de maitrise de nos vies – pour entrer dans l’esprit de sérieux, de soumission au profit et au gain matériel. Gain dont on peut être assurés qu’il sera dérobé au joueur naïf, c’est-à-dire bien sûr le joueur qui se croit pragmatique. Car que boira ce joueur quand le dernier cours d’eau sera empoisonné et que nulle magie ne pourra le purifier?

Quelques livres à propos de la figure du Trickster et ses déclinaisons :

Stith Thomson, Contes indiens d’Amérique du Nord, Librairie José Corti, 2012

Richard Erdoes et Alfonso Ortiz, Et Coyote créa le monde, Albin Michel, 2000

Daniel Clément, Les récits de notre terre. Les Innus, PUL, 2018

Collectif Terres de Trickster, Possibles Éditions, 2014

Eden Robinson, Son of a Trickster, Vintage Canada, 2018

Le roman de Renart, auteurs anonymes, époque médiévale

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Questions posée par Trickster (inspirées de Rachel Pollack)

QU’EST-CE QUE LA MAGIE?

C’est quand j’ai enlevé mes lunettes utilitaristes. Quand je cesse de vouloir maîtriser le monde, mais plutôt que je souhaite me maitriser moi-même pour me faire son instrument. Quand ce qui est plus grand que moi s’exprime par ce qu’il y a de plus essentiel et de plus viscéral en moi. La jonction de la profondeur et de l’élévation par quelque chose d’infiniment précieux.

OÙ ET COMMENT TROUVONS-NOUS LA MAGIE?

La magie peut répondre de l’utilitaire plus que du merveilleux. Quand on l’appelle au secours, après avoir revêtu les beiges habits de l’esprit de sérieux, par un instinct de survie dévoyé. Quand on voudrait qu’elle change le monde pour le rendre plus habitable, alors que c’est justement pour le rendre plus confortable à quelques-uns que le monde est devenu un cauchemar généralisé. C’est de la magie d’abattoir.

À ma connaissance, dans aucune histoire il n’a jamais été fait mention d’un héros qui, ayant trouvé la lampe magique, aurait formulé le désir de se rendre plus habitable pour le monde. C’est peut-être par là qu’il faudrait commencer.

COMMENT DEVENONS-NOUS MAGICIEN.NES?

En étant attentifs à la magie et en la cherchant, par la maîtrise de soi et par la discipline : chercher la magie, être attentif à la moindre de ses manifestations et travailler à la manifester, en soi et dans le monde.

C’est à partir du sentiment d’émerveillement plutôt que sur la rareté que se fonde la valeur des ressources en magie. Le Magicien voit la fécondité des objets les plus ordinaires. Il en augmente la valeur ET l’accessibilité.

C’est le procédé contraire que nous appliquons machinalement à nos vies et c’est par une autre forme de magie, la magie grise, la magie de l’habitude, que nous transformons les objets et les êtres qui forment notre biotope en êtres-objets anodins. Ils semblent d’autant plus ordinaires, voire jetables, qu’ils nous sont habituels, intimes. Il est urgent de les réenchanter par le pouvoir de l’inhabitude. Méconnais-toi toi-même.

QUELS SONT MES OBJETS MAGIQUES?

Mon pouvoir de resacralisation du monde tient dans un crayon. Il y a des gens dont la magie se trouve dans leur voix, dans leur œil, dans leurs mains, dans la souplesse de leur corps, ou de leur intellect, dans leur sexe, dans la capacité de logement exponentielle de leur cœur, dans leur rire, etc.

Pour moi, le monde doit passer par mon crayon pour être intelligible. Avant, il n’est qu’un magma de bruits et d’émotions confuses. Il tourne en chaos dans mon corps et mon esprit, tant que le crayon ne lui a pas rendu un sens. Ce pouvoir a son handicap puisque les informations entrent en moi à un débit sans commune mesure avec celui de ma pauvre main. Il y a un tri à faire et il est clair que je ne tiendrai jamais le Monde dans ma main! C’est un pouvoir avec ses limites, et il semble que chacun.e ait son instrument personnel pour vivre en bonne intelligence avec le Monde.

Le double tranchant (l’aspect tricky) de nos instruments magiques, c’est que tant qu’on ne les assume pas pleinement, qu’on ne se les approprie pas, qu’on ne leur prête pas notre vie, faute de leur faire confiance, ils pourrissent en nous et deviennent une malédiction.

Plus je comprends le sens que le Monde a pour moi, plus je deviens habile à partager ce sens, plus celui-ci donne un sens supplémentaire au Monde. Le Monde s’enrichit de sens à chaque témoin de son propre monde intérieur.

COMMENT LA MAGIE AGIT-ELLE DANS LE MONDE?

COMMENT EST-CE QUE J’UTILISE LA MAGIE?

QUELLE(S) ILLUSION(S) EST-QUE JE ME FAIS À PROPOS DE LA MAGIE?

Merci à Nadine Boulianne et à Mélanie Tanguay pour leur expertise graphique et linguistique!


[*] Je traduis ici de façon littérale le terme Indians tel que rapporté par les auteurs.

Une réflexion au sujet de « Projet Tarot : 1 – Trickster »

  1. Très bon texte M. Wormaker ! Je vais essayer de trouver la magie en moi, et puisse ta plume nous faire voir à travers toute cette magie qu’est notre belle planète!

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