Passation
d’un monde à un autre.
Je sombre,
aspiré vers le bas
par le haut.
-Bacchus artiste de l’extase

J’ai terminé de graver hanged woman presque sans faire exprès. Je reprenais le travail là où je l’avais laissé la veille ; j’ai donné cinq six coups de ciseau, puis je me suis mis à hésiter, à pressentir que continuer ce serait des gestes un peu compulsifs, que ce serait – peut-être – imprimer trop de moi-même sur la plaque et possiblement gâcher l’œuvre. J’ai dû me poser la question à savoir quels gestes sont essentiels, lesquels ajoutent de la chaleur, de la beauté, de la valeur, du sens – et lesquels sont superflus. Je n’ai pas posé cette question de façon aussi formelle… c’était une question muette, que l’intuition posait à l’instinct. Ça a juste fait comme, ben voilà c’est de même que ça doit être. On touche plus à rien. Ah… ok… déjà? Ben oui.
J’apprends à faire confiance. À me retirer. De mes décisions. « Ça » pense beaucoup mieux que moi. J’apprends que l’instinct est un excellent recours à l’impulsivité.
Ça m’apprivoise doucement. À ne plus penser, particulièrement quand il s’agit de quelque chose qui me fonde ; laisser le mental tranquille, redescendre dans les tripes, dans les mains, dans le faire. ÇA a un plan que j’ai pas à comprendre (en fait que je ne peux pas comprendre, pas pour l’instant), qu’il ne me revient pas de planifier ou de dicter à la place de Ça. Il s’agit d’en faire le moins possible par moi-même et juste me mettre en mode faire en laissant faire Ça, en laissant faire ce qui me traverse. C’est seulement après que je peux comprendre et intellectualiser ce qui s’est passé, me mettre à jour sur ce qui est en train de se passer, et sur la direction à emprunter (qu’il ne faudrait pas prendre pour une destination finale). Je découvre le plan au fur et à mesure du parcours. Je découvre qu’il est crissement mieux pensé que j’aurais pu le faire. Parce que j’y ai injecté du désir plutôt que de synthétiser une idée abstraite dans une démarche artistique ; parce que j’y suis allé par l’instinct plutôt que de m’agiter dans les impulsions créatrices. Ce qui est drôle c’est que ce projet me dépasse mais en même temps il ne concerne à peu près que moi seul dans son exécution, la plupart du temps. Pas chercher à comprendre par le mental, mais par le mouvement, porté par le Souffle, parfois intense, parfois subtil, qui nourrit le Feu du désir.
Reste ensuite l’exercice que je fais en ce moment, présenter par écrit la réinterprétation graphique du Pendu… aller au plus simple, dans la tension qu’il y a à intellectualiser l’objet sans jouer au littéraire ou à l’intello. Me le rendre accessible, plutôt que de le complexifier. Ce n’est pas dans le mental que ça se joue, ce n’est jamais là que les choses arrivent. Les choses fondamentales, s’entend. C’est dans le ventre et par l’instinct (ou l’impulsion). C’est toujours après qu’on pense, qu’on mentalise, qu’on justifie, tout le temps.
En voulant contrôler le processus créatif, en essayant de suivre un plan linéaire, j’épuise le feu créatif, j’assèche le désir. Par exemple, le dernier arcane que j’ai illustré c’était l’Ermite, il y a presque un an. Depuis l’hiver dernier que j’essaie de travailler sur la Roue de fortune et qu’elle est juste bloquée, enfoncée dans la bouette. Heureusement, il se passe d’autres processus créatifs à côté, en-dehors de la route, dans les buissons, là où j’essaie pas de contrôler, là où je suis à l’affut du vivant et du désir. Mais le projet tarot est un peu dans le coma pendant ce temps-là.
Puis là… je tombe sur une photo de ma chum Lili suspendue tounue à une corde… la photo est à l’envers… je peux pas ne pas penser au tarot, au Pendu. Ça part souvent d’un « accident », d’un act of god. C’est ben rare que Ça suit le plan que je m’étais fait.
Lili me fait penser au Pendu, big fucking time. Acrobate, clown, médiatrice artistique, sociale et intime, people junkie, gym junkie… je pense pas qu’elle m’en voudrais si j’ajoutais qu’elle pense avec son sexe, et qu’elle a la noune la plus brillante et la plus drôle que j’aie vue sur une scène. C’est surtout une guérisseuse, une vulve sacrée. Certaines personnes prodiguent l’imposition des mains ; Lili guérit par imposition consentante de la vulve. Elle est déviante par vocation et contagieuse par passion.
Dans les premiers jeux de tarot italiens, le Pendu était nommé le Traitre. Une sorte de trickster. À la base c’est quoi un pendu? C’est un paradoxe. C’est quelqu’un qui a enfreint la norme, un criminel, un personnage qu’on rabaisse en le hissant dans les airs, pour en faire un exemple. Même procédé que la croix à l’époque du Christ. Il s’agit de faire mourir dans la terreur et dans la honte… et surtout d’insuffler la terreur de la déviance aux survivant·es. Or quand on regarde l’arcane du Pendu qu’est-ce qu’on voit? Première surprise, ce n’est pas la gorge qui est entravée dans sa respiration, mais le pied. La figure du Pendu a la tête en bas. Et il est détendu, paisible, souriant. Il nous invite quasiment à prendre le thé. Je te jure qu’il serait en train d’en siroter un, l’auriculaire à l’air, s’il avait pas les deux mains attachées dans le dos. Il fait tout exactement à l’envers de ce qu’on attend d’un pendu.
La femme pendue, c’est l’acrobate de la suspension du jugement, le regard qui voit l’envers du monde. C’est un corps exhibé, public, vulnérable, un corps stigmatisé qui pourtant est à la fois au-dessus de l’infamie et plongé tête première vers son centre de gravité, vers la terre, calmement, sans honte, avec confiance, presque avec volupté… une espèce de Prométhée chthonien qui plonge dans la profondeur de ses ténèbres, comme dans un puits, à la recherche des réseaux souterrains, des sources vitales cachées. Comme le seau, la chercheuse ne peut remonter rien de significatif si elle n’est pas vide : vidée d’elle-même, de volonté propre. Dans la parabole, il est essentiel que l’enfant prodigue ait « rentré en lui-même », au plus sombre de sa nuit, afin de contacter les sentiments vitaux de dépit, de dégout, de colère, qui lui permettent de retrouver le chemin de la maison paternelle, au royaume des vivants, de l’abondance, de la fête.
Le corps de la femme pendue n’est pas standard : il est nu, il est féminin et puissant, en muscles comme en pilosité. Cette différence la rend plus visible et plus vulnérable, mais cette vulnérabilité même est redoutable : la simple existence de ce corps produit une fêlure dans le corps social normé, une brèche pour l’oxygène, pour le souffle, pour la tendresse, le désir et la vie.
C’est un corps à la fois suspendu et inversé.
Il est suspendu entre le ciel et la terre, entre clarté et ténèbre, entre grâce et pesanteur. Voire, entre femelle et mâle. On a dit de la figure du Pendu qu’il est la suspension du jugement. On dit souvent aussi que son aspect problématique pourrait être l’indécision. C’est ce qu’on dit aussi des fois des personnes non binaires, fluides, plurisexuelles. On pourrait surtout dire de la femme pendue qu’elle est la suspension de la pensée binaire. Une pensée problématique à plusieurs égards, en particulier lorsqu’elle considère le monde principalement sur deux axes, celui du « ou bien, ou bien », et celui du « oui ou non »… amputant artificiellement le monde de son foisonnement naturel, des « ceci, ET cela, ET encore tout ça », et, surtout, des « peut-être ».
Le corps de la femme pendue est renversé. J’expliquais plus haut le rapport que je développe avec la volonté, l’instinct, l’intuition, l’impulsion. Un·e commentateurice anonyme du tarot a bien résumé ce processus dans sa description de l’esprit du Pendu :
Le rapport normal entre la pensée, le sentiment et la volonté chez un homme civilisé et éduqué est que sa pensée éveille le sentiment et dirige la volonté. […] Avant d’agir, on pense, on imagine, on sent et enfin on désire et on agit. Il n’en est pas ainsi de « l’homme spirituel ». Chez lui, c’est la volonté qui joue le rôle stimulateur et éducateur envers le sentiment et la pensée. Il agit d’abord, puis il désire, puis il sent la valeur de son acte, enfin il le comprend. – Anonyme, Méditations sur les 22 arcanes majeurs du tarot, p. 381
Le corps inversé de la femme pendue est un pied de nez à la normalité. Ce sont ses pieds qui sont le plus proches du ciel (associé au divin) plutôt que sa tête ; l’organe qui se met en marche, celui qui laisse trace, celui de l’action par excellence, prend carrément la tête ici.
André Chouraqui a fait une traduction littérale de la bible où, dans le fameux sermon sur la montagne de Iéshoua, celui où le Christ inverse toutes les perspectives, le mot « heureux » est remplacé par « en marche » : « En marche, les affamés et les assoiffés de justice! Oui, ils seront rassasiés! », « En marche, quand ils vous outragent ou vous persécutent, en mentant vous accusent de tout crime, à cause de moi. Jubilez! Exultez! Votre salaire est grand aux ciels! » (Matyah, 5 : 1-12)
On entend là un appel à l’action, où le salut passe par les jambes, par le mouvement et par l’effort, non par la parole, ni par des idées abstraites.
Comment le corps peut-il être à la fois suspendu et en action? C’est une affaire d’acrobate et de mystique, et c’est à la portée de toustes. Comme je l’ai relaté plus haut, ce qui est perçu comme de l’action n’est parfois qu’une impulsion, on agit « sur le pilote automatique » : ma main n’est plus alors que le drone de mes conditionnements ; la véritable action consciente commence par la suspension d’une action en cours, puis son arrêt complet, ou sa reprise, dans une direction mise à jour. Le véritable effort est dans l’immobilité ; quiconque a essayé une seule fois la méditation assise peut le confirmer.
QUESTIONS POSÉES PAR LA FEMME PENDUE (inspirées de Rachel Pollack)
- quelle est mon impulsion du moment, quel jugement, quel geste suspendre?
- qu’est-ce qui me bouleverse, qu’est-ce qui me met à l’envers? Qu’est-ce que ça dit de moi?
- qu’est-ce qui me semble « pas à l’endroit » (chez moi ou à l’extérieur), et que je voudrais violemment « remettre à sa place »?
- que peut m’apprendre le regard à l’envers? quelle vision m’apporte-t-il?
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gravure inspirée d’une photo d’Éliane Bonin, prise par Sébastien Lozé, lors des Érotisseries
