Tombeau de Jean-Marie

J’ai pu faire ça. Me blottir sur toi une dernière fois. Me faire consoler par mon père, par son corps encore chaud. Mouiller ta chemise de larmes, ta jaquette d’hôpital, et me rendre compte du nombre effrayant d’années que je me retenais de ça, que je cravais pour ça, de me blottir fort contre toi pour pleurer, pour que tu me consoles. Chose rare, la cause de mon chagrin et l’agent de consolation était le même.

En fouillant dans tes photos pour monter une projection de ta vie au salon funéraire, je suis tombé sur celle que maman j’imagine avais prise de toi et moi, je devais avoir, je dirais, trois ans. On est assis sur des sleepingbags, dans un champ, tu me tiens dans tes bras, ta tête penchée vers moi, qui lève joyeusement les yeux vers toi et – ce regard entre nous! On se demande qui est un refuge pour qui, vraiment. C’est un refuge mutuel. C’est ce que nous serons désormais. Je serai un refuge pour ta mémoire, pour quelque chose de toi qui reste ici, et tu seras un refuge pour mes peines.

Il a fallu ta mort pour que cette rencontre se produise enfin. La mort ne fait pas que séparer, elle rapproche aussi. Surtout les êtres qui ne savent plus comment s’y prendre pour aimer. La mort abolit les filtres. Elle est étonnante et désespérante, cette résistance, cette épaisseur qu’on nomme étrangement la vie, qui est souvent plutôt quelque chose qui empêche la vie, qui gêne sa libre circulation. La mort vient tout décloisonner, les émotions, le très-vivant, le très-vif, tout en instaurant concrètement, en les différenciant, les régimes du visible et de l’invisible.

Des vases communicants. Peu à peu jaser avec toi devient fluide. Jaser avec les morts c’est plus simple. On n’a plus rien à cacher, plus d’obstacles. Les morts sont nos petits dieux du quotidien, omniscients, omnipotents, à qui on adresse nos prières, nos pensées, nos souhaits, nos peines, nos joies. Vous devenez nos confidents. On suppose que vous ne nous jugez plus. Que nos mots ne peuvent plus vous attrister. Même s’il nous arrive de vous adresser des reproches, ils sont désormais si pleins de tendresse qu’on ne veut pas croire qu’ils vous heurteraient. Et si on est vraiment en tabarnak après vous, qu’on vous invective, qu’on vous agonisse, notre colère est accueillie avec un égal silence, plein de compassion, ou moqueur. Ou peut-être indifférent.

En tout cas, si vous avez beaucoup souffert avant de mourir, on a beau vous avoir recommandé de partir sans regret, enfin libres, une fois que vous avez quitté notre regard, on ne vous lâche plus.

Tu es mort de trop de silence. En quelques années tu as perdu tous tes mots. Tu es mort surtout je crois de notre handicap collectif à communiquer sans les mots. Toi et moi, même avec les mots c’était difficile, déjà. Tu es mort du malaise que suscitait ton état dans la famille, des visites écourtées parce que je ne savais pas quoi faire de tout ce silence, l’hiver quand nous étions prisonniers de ta chambre parce qu’il faisait trop froid pour aller manger une crème glacée chez Princesse, puis nous promener au parc et observer les enfants, ta toute dernière joie. Ta souffrance et la mienne se nourrissaient mutuellement. Te faisait insupportablement grincer les dents, saigner mes oreilles et mon cœur. Ta souffrance me rendait lâche et me faisait fuir. Toi qui m’as montré depuis tout petit le courage de l’amour, celui qui regarde la souffrance de l’autre en face, avec douceur, pour celui qui n’en a pas encore la force, en lui montrant qu’elle n’est toujours que passagère. Comme tout le reste ou presque.

Tu étais déjà mort avant de mourir. Quand j’allais te visiter, pour meubler les silences hivernaux et mettre un peu de joie dans ton triste ghetto, je faisais jouer du Pauline Julien sur mon téléphone, ou Diane Tell, Claude Dubois, Jean Lapointe, les musiques qui ont bercé mon enfance avec toi. Ou nos complices de plus tard, Desjardins, Jeanne Moreau… Johnny Cash! Lors de nos derniers road trips en Ontario, puis sur la Côte-Nord, j’ai découvert avec surprise que tu trippais sur Johnny Cash. Mais vraiment solide! Tes années de bars et d’hôtels j’imagine. Bernard Adamus c’est pas la plus grande découverte que je t’ai fait faire. Florent Vollant et Elisapie par exemple t’aimais bien. Tanya Tagaq un peu moins. Anyway. Mes dernières visites à la RI de Plessisville, quand je mettais du Cash, y avait plus rien qui s’allumait dans ton regard. Même si tu reconnaissais encore ton monde, ça brillait de moins en moins dans tes yeux.

Ta vie était devenue une cage, une rusty cage. Mis à part l’Alzheimer, t’étais en plutôt bonne santé. Mais t’as accroché par la manche le premier microbe qui passait et tu lui as dit toi tu m’emmènes avec toi aweille on niaise pu. T’es parti à l’hôpital un vendredi à 17h pour un examen de routine à cause d’une gastro qui passait mal et à 23h un médecin m’appelait pour me prévenir que le reste de ta vie se compterait maintenant en quelques jours. Le dimanche, en fin de journée, tu mourais.

J’ai eu le temps de passer une dernière nuit avec toi. Merci de m’avoir attendu. J’ai failli pas me rendre. En roulant de Rivière-du-Loup à Victo pour te dire adieu, ma blonde et moi on a eu un accident de voiture qui s’est soldé seulement en perte totale de la machine, une petite douleur au thorax et une grafigne au genou. Plus tard en soirée, ma blonde, ma mère et mes sœurs ont cassé l’essieu de leur char en essayant de sortir du parking de l’hôpital. On dirait que tu voulais pas qu’on reparte. Tu nous as joué des tours en t’assurant qu’il y avait toujours plein d’anges gardiens autour de nous.

J’ai passé 19 heures avec toi avant que tu meures. J’étais emmitouflé dans notre silence où y avait plus aucun malaise. T’étais défiguré, d’une certaine façon, par ton masque de mourant. Ce masque semblable que portent les quelques moribonds que j’ai croisés jusqu’à maintenant. Sous ce masque je reconnaissais les traits qui m’étaient familiers, mais déjà le visage que tu avais porté vivant, qui avait un peu changé de ton enfance à ta vieillesse, mais toujours bien reconnaissable, ce visage s’effaçait, entrait déjà dans une sorte de fosse commune, d’anonymat. Ton dernier meeting, ton dernier partage, muet. Tu te déprenais de ta vieille peau, de ton ancienne identité, pour une nouvelle existence. Tu complétais la mue que t’avais amorcée avec l’Alzheimer, cet oubli progressif de tes mots, de tes habitudes, de qui tu étais, de qui tu te dévêtais pour cheminer vers le grand mystère qui nous appelle toustes, qui t’appelait toi avec une plus dévorante urgence.

Ce masque me rappelait l’effroi que j’ai ressenti la dernière fois que j’ai vu mon amie Alexandra, en octobre, mourante. Mais, est-ce que c’est dû à l’amour particulier que j’ai pour toi, je voyais quelque chose de plus. De la beauté. Une beauté singulière, indomptable, intense, vibrante, que je ne te connaissais pas, ou plus. Tu étais inconscient, et pourtant tu étais, vraiment, absolument toute là, résolument présent, brulant, fiévreux, affairé à ta besogne de mourir. Il n’y avait plus aucune trace d’hésitation ou de résignation en toi. Tu soufflais fort, tu trimais dur, tu chevauchais sans trembler, calmement et sûr de toi, ta dernière étreinte. Après cette courte période de ma vie où c’était à mon tour de prendre soin de toi, où j’ai dû veiller sur toi, faire des choix pour toi, parfois difficiles, comme tu en as fait quand j’étais sous ta protection, cette courte période interminable que j’ai détestée parce que je suis aussi allergique à subir l’autorité qu’à l’administrer… tu redevenais mon père, mon éternel prédécesseur, tu reprenais du service et me montrais la voie. Tu m’as accueilli dans cette vie et tu m’en montres la sortie, mon papa, mon passeur.

J’aurais voulu te dire à quel point je te trouvais beau, mais je crois pas m’être échappé à haute voix. J’avais peur que tu m’entendes et que tu ne veuilles plus jamais croire ce que je te dirais. Tu te trouvais vieux et pas beau sur tes dernières photos. J’imagine bien si tu t’étais vu à ce moment-là! Mais si tu lis dans les pensées comme on dit que font les mourants et les morts, tu sais comment j’étais bouleversé par ta beauté. En tout cas, j’espère que tu as pu te voir avec mes yeux durant ces heures-là.

Puis ça n’a pris que quelques minutes. Ton souffle rauque s’est mis à s’espacer, ta température a baissé. Tes deux sœurs, ton frère, ma sœur et moi on retenait notre respir. Comme des fans, comme devant une performance, ou un accouchement. En t’encourageant. Vas-y. Libère-toi. Vas-y. Pousse. C’est ça. Lâche. Oui, c’est ça. Va rejoindre celleux qui t’attendent. Gisèle qui te demande si tu vois vos parents qui t’accueillent. Puis, au bout d’un moment, plus de respiration. Silence. Puis encore un gros respir. Silence. Encore un autre. Silence. Silence final.

Quelques sanglots de soulagement dans la chambre, dans la lumière du soleil qui se glisse sous l’horizon. Victoire. Il a franchi la ligne, c’est fait. Il ne souffre plus. On enlève nos masques et nos gants chirurgicaux. On salue ton évasion. L’oiseau a déserté sa cage de silence. On se prend dans nos bras, même celleux qui ne pouvaient plus se sentir. La mort est une trêve, un apaisement. On se raconte des anecdotes, on se fait des confidences. Sur le mort, sur la mort des parents. On digresse, on se met à se raconter les miracles de la chirurgie au laser, pendant que quelqu’un tripote la main du mort, ses doigts, en s’émerveillant de leur souplesse pas pantoute cadavérique.

Ça parle, dans cette famille-là. Jusqu’à l’étourdissement des fois. Avec une façon d’être au monde, un décalage qui m’émeut et qui m’exaspère. Qui m’exaspère quand il empêchera jamais un.e Turcotte de t’expliquer comment ça marche la vie, et à savoir très exactement comment toute fonctionne. Et que si jamais il arrive qu’on comprend pas une patente, en tout cas c’est sûr qu’on sait comment elle devrait fonctionner. Remarque, je suis un utopiste pragmatique – un anarchiste –, je tiens peut-être pas des voisins-voisines.

Quand l’infirmière est arrivée plus tard pour une injection d’oxycodone et qu’on lui a dit que ce serait pas nécessaire, que la mort était passée une heure et demie plus tôt, elle aussi a eu l’air de nous trouver un brin décalé.es de pas avoir prévenu personne, en me le reprochant gentiment.

Peu à peu tout le monde est parti. Ma sœur et ma blonde sont allées m’attendre dans la petite salle réservée aux proches en visite et j’ai pu rester seul avec toi un moment. Tout le temps doux qu’il a fallu pour m’étendre à tes côtés, blotti contre ton corps, maintenant que la douleur n’existait plus pour toi. Tout le temps qu’il m’a fallu pour que ton corps se soit véritablement transformé, qu’il ait achevé sa mutation vers le cadavre.

Quelques jours plus tard j’ai commencé à te parler, dans le silence des photos que je triais pour tes funérailles. Il y a un ordre qui s’est établi à mon insu. Tes années d’amoureux avec ma mère. Tes années d’amoureux avec beaucoup d’autres femmes, dont je n’ai trouvé que deux photos. Tes années d’homme libre, de voyages en moto.

Puis tes années domestiques, où tu as acheté une vieille maison en face de chez tes parents, à Lyster, parce que tu regrettais de ne pas avoir connu tes grands-parents et que tu voulais que je connaisse les miens. Par engagement et par amour. Une vieille maison que t’as passé toute ma vie, et la moitié de la tienne, à retaper, que t’as jamais réussi à terminer. Tu t’es enfermé dans ce projet, avec ta tête de cochon doux. Tu as presque réussi à y finir tes jours, avant de passer ta dernière année de vie dans une RI. Mais je suis pas certain que tu y ais été vraiment heureux, dans cette maison. Anyway, le bonheur c’est pas un gène facile dans notre lignée. Cette maison m’a toujours fait penser à une cage plutôt qu’à un refuge. Ça parle peut-être plus de moi-même que de toi.

En tout cas c’est le narratif qui s’est construit en moi en te jasant dans le silence des photos… tu me parlais de moi pendant que j’essayais de parler de toi : l’instinct du fugueur, du nomade, et la phobie de la propriété, du boulet sédentaire. Ça vient de toi ou c’est contingent? C’est quelque chose qui m’accompagnera toute ma vie je crois, et qui me fera toujours penser à toi.

Je regarde sans cesse cette photo de toi et moi dans un champ, sur les sleepingbags, je me la repasse mentalement, je l’incruste en moi. Je goûte ce courant d’amour et de douceur, cette confiance totale, ce refuge de moi en toi, de toi en moi. Ce trésor que je redécouvre tout vibrant, cet héritage. J’écris dans l’espérance de mettre des perles à ton collier de défunt. Un collier qui t’allège, un collier de gratitude pour t’affranchir de l’autre, du lourd harnachement des culpabilités que tu trainais, dont je m’engage à me défaire vivant, pour toi, pour nos pères, pour notre lignée. Un collier de gratitude.

Avec des perles infinies d’amour, de cet amour dont tu m’as montré qu’il est tout en gestes, en présence, en constance, bien plus qu’en mots. Tout ce que tu n’as jamais perdu.

Des perles de fleurs, pour m’avoir montré ce que c’est, prendre soin de quelqu’un, ce que c’est de se soucier uniquement de son bien, sans penser à son propre profit.

Des perles généreuses, pour m’avoir montré ce que c’est l’engagement véritable, toi qui te croyais incapable d’être fidèle.

Des perles de confiance, parce que tu as mis toute ta vigilance à observer et honorer la beauté en moi.

Des perles d’un bleu clair, pour tes yeux et pour ton rire.

Et des perles inconnues, des perles de vent et des plumes.

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