Si on me demande de dire pourquoi je l’aimais, je sens que ça ne peut pas s’exprimer. Sinon en répondant : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi ».
Michel de Montaigne
Je meurs
Je n’existe plus
J’existe
Je suis infini
Frank Laliberté

Cet arcane est illustré d’un personnage qui te sourit d’un air familier. Sous sa capuche il y a, à l’encolure, une lumière provenant de l’intérieur. Chaleur humaine, feu intérieur, un luminaire qu’on devine au niveau du cœur ou des tripes. Le cadre ondule et vibre doucement d’un côté, éclate de l’autre. Des deux côtés, le personnage dépasse du cadre, l’air narquois.
L’Ami se fonde sur quelque chose de toi qui a été reconnu par un étranger en lui-même. Il est celui qui a aperçu ta part la plus précieuse et éclaire ce fil d’Ariane afin que tu ne le perdes pas dans le dédale d’une vie jeune qui s’inscrit dans le chaos. C’est une rencontre d’abord conditionnelle, ou plutôt conditionnée par cette reconnaissance mutuelle de soi-même en l’autre. Une rencontre rare, vibrante, admirative, qui fera éclater les cadres, les conventions, les limites ; au niveau personnel, ce sont les limites étroites du jeune soi narcissique qui s’effritent ; au niveau des structures sociales, les limites imposées de l’extérieur. On devient « frères d’armes ».
Il est la famille choisie, l’élu réciproque. De conditionnelle, cette rencontre avec soi-même dans l’autre devient l’élément par lequel peut advenir l’acceptation inconditionnelle de l’altérité, de l’étranger, où l’étranger semble soudain aimable et désirable. C’est la rencontre épiphanique de la poésie, où je est réellement un autre, dont on embrasse toute la poésie et l’étrangeté.
L’Ami est vibrant, ou il n’est pas… Il est vibrant ou il n’advient pas d’abord.
Dans l’univers d’un tarot mutant, l’Ami est un hybride des figures du Fou, du Pendu, des Amoureux, du Soleil, de la Lune, du Pape, du Diable, de l’Ermite et de la Mort.
Comme le Fou, l’Ami est le compagnon de voyage, celui avec qui on a commencé à se mettre en route. Sa rencontre exige d’abord un dépaysement, le sentiment d’une découverte. L’ami tient du Fou sa force primordiale, qui est sa vulnérabilité (vulnérabilité : la brèche par laquelle on peut entrer en relation) : pour cet ami spécifique, il s’agissait d’une certaine naïveté et le pouvoir d’errer, qui le transformaient en chevalier postapocalyptique opposant aux vents mauvais un redoutable moulin à paroles, cracheur d’invectives magiques. Se prenant pour un homme qui se prend pour un chevalier, suivant le Quichotte de Brel, il proclamait que la véritable folie, la plus dure, la plus létale, est celle de voir le monde tel qu’il est plutôt que tel qu’il devrait être. Formidable figure de carnaval transgressant tous les codes, l’Ami Fou se tourne vers son jeune frère et le prend pour fidèle écuyer en lui déclarant amoureusement qu’il le suivra partout, jusqu’en enfer s’il le faut.
S’il le faut et surtout s’il s’agit d’aller en enfer! Là où se trouve le Diable, son protecteur, le saint patron des mauvais garçons. Il fait bien peur aux parents, le mauvais garçon qui a pris le tien sous son aile, maman, mais à part toi, il est l’être qui a le plus chéri ton enfant, l’a protégé plus encore que tu n’aurais pu le faire. Tel est le pouvoir des frères d’élection : ils vont là où les mamans n’ont pas accès. Et il fait bien attention qu’il n’arrive rien à son frère… rien qu’il ne souhaiterait qu’il lui arrive à lui-même en tout cas! Il ressemble au Diable à s’y méprendre, mais il en est tout le contraire. Un auteur anonyme dit du Diable que celui-ci n’est pas un athée, puisqu’il n’a jamais douté de Dieu, que « la foi qui lui manque, c’est la foi en l’homme » (Anonyme, Méditations sur les 22 arcanes du Tarot). L’Ami au contraire ne croit ni en Dieu ni en Diable (son véritable credo c’est le blasphème), mais il croit éperdument, désespérément, en l’humain, bien qu’il aime se laisser croire le contraire. Il donnerait son bras, instinctivement, si cela pouvait faire recouvrer l’usage du sien au premier inconnu, en autant que ledit bras n’arbore pas une croix gammée, ni qu’il serve à faire un salut militaire.
Ces qualités forcent l’admiration et font de l’Ami une autorité spirituelle, un guide, un Pape, tout anticlérical qu’il puisse être. Il te pousse au meilleur de toi-même, parfois par la confrontation, parfois par l’exorcisme des idées reçues. Par amour toujours. Toujours, il croit inconditionnellement en toi. En votre fraternité. En la sainteté de votre union et de votre cause.
Par là il devient l’Amoureux par excellence, de là naît la véritable amitié, la plus féconde, la plus joyeuse, la plus bromantique. Elle porte cette passion dont on dit qu’elle dépasse en profondeur et en longévité celle nées du désir des corps (la passion des corps est quant à elle celle qui semble la plus élevée, par son pouvoir de lévitation, de faire flotter ; c’est bien sûr l’Ami qui adoucit ta chute lorsque celle-là se dégonfle brutalement). L’Ami tient son statut légitime d’Amoureux par l’union de ces deux forces qu’on dit contraires : il est un choix à la fois instinctif et réfléchi, sans cesse renouvelé par ce regard oblique, joyeux, triste, surpris, moqueur, admiratif, dubitatif, que vous jetez ensemble sur le monde.
C’est le regard du Pendu, le regard à l’envers, qui va a contrario de la doxa, en tout temps, l’œil du ban de la société, des réprouvés, des misérables, des cailloux dans la chaussure. L’envers et contre toustes. Une posture. La posture du pape apostat. Celui qui se condamne d’avance, qui le sait, et qui va au-devant des coups puisqu’il sait bien sa nature, celle de la société, et aussi puisqu’il connaît l’Histoire, et comment ça devra fatalement se conclure. C’est un accélérateur de processus. Surgissant de l’angle condamné, il vise l’angle inattendu et il fonce, dans l’angle mort, toujours.
L’Ami, l’Amour, la Mort. L’Ami est ta première Mort, peut-être, comme la Mort sera certainement ta dernière Amie, en tout cas en cette vie. Il t’apprivoise à l’impermanence qui te transforme, qui te fait passer d’un statut à un autre, de solitaire à solidaire, de fragmenté, de fragmentaire, à unique. Et il est changeant. L’ami que tu as connu à 17 ans n’est pas le même qu’à 27 ans, qu’à 37 ans, puis à presque 47… Il se pourrait que tu le trouves méconnaissable, parfois imbuvable. C’est réciproque, tu sais. L’amour n’est entamé en rien, mais la proximité, parfois, si. Il t’a révélé à toi-même et tu ne serais pas le même aujourd’hui si tu avais eu la drôle d’idée de ne jamais le rencontrer. Frères humains qui après nous vivez, vous êtes de même nature, faits pour la Rencontre.
Tels des astres, de proche ou de loin, ton ami est ton Soleil, l’astre autour duquel tu tournes, et il est ta Lune, ton satellite. Tantôt lumière blafarde qui laisse deviner le monde et le rêver (voir le monde tel qu’il devrait l’être), tantôt lumière éclatante, chaleureuse, qui prodigue la joie et la vie sans équivoque. Il t’apprend à distinguer et à apprivoiser ton jour et ta nuit.
D’une certaine façon il est aussi l’Ermite, ou quelque chose comme un ermitage, puisqu’il te ramène à toi-même, à ta singularité, dans tout ce qu’elle est, du plus au moins glorieux.
Il est définitivement l’Ermite lorsque tu l’as quitté, momentanément, depuis quelques années, parce qu’il te déroutait trop. Ou lorsqu’il te quitte définitivement, lorsqu’il meurt, te laissant seul, irrévocablement.
Ami, figure de la Mort, encore, de la Grande Transformatrice, ta mort me change aussi certainement que le passage de ta vie dans la mienne. Les meilleures années de ma vie je te les dois. Elles sont ma boussole.
Tu es parti et pourtant tu n’as jamais été aussi présent, c’est comme une mauvaise chanson d’amour. Tu as toujours assumé ton régal pour le mauvais goût anyway. Ton absence la plus totale de bon goût c’est encore ton absence totale. Bravo. Ton absence définitive m’obsède. Alors même qu’on ne se voyait plus depuis longtemps, plus une heure, plus une minute, sans que je pense à toi. Après les premières semaines de ton silence absurde (le silence c’était tellement pas toi, tellement le contraire de toi, pourtant c’est ça la mort, c’est plus toi, c’est rien, c’est plus rien, c’est plus plus rien t’aurais répliqué en ricanant, en prenant la pose de Ferré, esti que tu posais, pourtant t’étais inimitable, un hapax dans l’univers, une précieuse vie humaine), après tes funérailles, sans prévenir, on dirait que mon ADN psychique a changé… et même ton mutisme a muté.
Premièrement, ces derniers jours je ne supporte plus le babillage. Les paroles insignifiantes. Ceux qui font du bruit pour ne rien dire. Sauf ton respect, ô mon capitaine, en ce moment c’est drôle à dire mais je supporterais moins que jamais ton bavardage. Les paroles destinées à combler le vide, à étourdir, à assommer ce qu’il y aurait réellement à dire, quand bien même ce serait pour exprimer un vide abyssal, ou l’inexprimable. Depuis tes funérailles ma sensibilité a grossi et s’est aiguisée et je comprends ce qu’il m’en coûte d’énergie à rester dans les zones de l’insignifiant, c’est colossal, c’est épuisant à mort, c’est surnager contre le courant, c’est au-delà de mes forces. Tout le temps que je me suis imposé ça… et que je l’ai infligé à d’autres! Le bavardage de surface parce qu’on se croit inconfortable avec ce qui se passe dans nos profondeurs. Se croire inconfortable avec les autres humains parce qu’en fait c’est avec soi-même qu’on se sent décalé ou incongru. Je me fais pas croire que je suis immunisé contre le blabla, la mort d’un ami est un vaccin à rien, mais il se pourrait qu’à l’avenir, le peu de paroles que je prononçais s’amoindrisse encore, tant je préfère le silence aux banalités. Et je comprends mieux notre incompréhension mutuelle, Je comprends que ton bruit voulait dire quelque chose que tu ne savais pas exprimer autrement. Comme la queue d’un chien fou de joie qui se balance frénétiquement et qui s’accroche partout.
Ensuite, c’est comme si ton aspect magnifié – c’est l’habit des morts – était maintenant souvent posé sur mon épaule, un peu comme ma bonne conscience (là tu dois rire fort à l’idée que t’es devenu la bonne conscience de quelqu’un, toi qui te croyais tellement, dans ta posture de sale type), une conscience accrue de moi-même, en même temps que le contraire d’une self-conciousness qui ramènerait tout à moi, une conscience qui me demande souvent : vraiment, tu vas faire ça? Est-ce que Frank aurait été aussi jaloux de son temps, de son attention, de son humanité, ou bien il serait généreux? Et chaque fois, c’est inévitable quand il est question de toi, c’est la bonne réponse, la réponse généreuse, qui jaillit.
Je sais pas si c’est un processus inconscient pour donner un sens à ta mort, ou bien une tentative de t’y en arracher et mieux te faire revivre, au moins en moi.
Ce que je sais, c’est que Ferré avait tort. Quelque chose de toi est entier en moi, immortel, légendaire, mythique, invincible, inexpugnable.
Ce que nous nous sommes donné, rien ne peut nous l’arracher. C’est complètement deathproof.
Salut mon bien aimé, mon précieux frère d’âme.
Tant que l’un de nous est en vie, l’autre ne sera jamais tout-à-fait mort.
***
QUESTIONS POSÉES PAR L’AMI
- Comment ça va?
- T’es qui toé?
- Qu’est-ce que je peux t’offrir?
- As-tu une place où rêver?
***
Une consolation qu’une amie m’a envoyée. C’est comme si tu y étais.
Les Têtes Raides, sur un texte de Stig Dagerman
Rien a dire sinon merci!
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